Le célèbre adage du « show, don’t tell » (montrer plutôt que raconter) est un sujet qui m’intéresse beaucoup, et j’y ai déjà consacré de nombreux articles sur ce blog. Néanmoins, j’ai réalisé quelque chose récemment en écoutant d’autres auteurs en parler, et – sans vouloir me prendre pour un théoricien de la narration –, je fais une hypothèse toute personnelle qui a le mérite de clarifier certaines choses autour de ce sujet : montrer plutôt que raconter, ça ne veut pas dire tout à fait la même chose selon qu’on parle de dramaturgie ou de narration, c’est-à-dire selon qu’on parle de l’histoire ou du texte. Explications.
J’ai déjà évoqué ici l’idée selon laquelle un sujet polémique dissimule souvent des divergences de définitions : quand les gens s’engueulent sur des termes, généralement, c’est parce qu’ils ne mettent pas la même chose derrière. Je me souviens qu’il m’a fallu des années et de nombreuses recherches pour appréhender ce qui se cachait sous le célèbre « show don’t tell », et quand j’entends les gens en parler aujourd’hui, je ressens souvent toute la difficulté qu’il y a à expliquer simplement ce concept complexe. Or, je crois utile de distinguer deux contextes différents dans lesquels ce concept n’a pas exactement le même sens : la dramaturgie, et la narration.
En dramaturgie
La dramaturgie concerne la construction des histoires et regroupe la plupart des sujets autour de la structure du récit, des personnages, du worldbuilding, de l’intrigue, etc. Dans ce cadre-ci, choisir de « montrer quelque chose plutôt que de le raconter » signifie « choisir d’écrire une scène (qu’elle soit courte ou longue) pour exposer ce quelque chose ».
Exemple : Je décide que mon personnage principal aura le défaut d’être radin. Le raconter signifie que je vais me contenter dans mon texte d’une phrase du genre : « Marc était ce genre de personne à avoir des oursins dans les poches ». Le montrer signifie que je vais créer une ou plusieurs situations dans le livre dans lesquelles Marc se comportera en pingre (par exemple en le mettant face à un sans-abri et en montrant qu’il refuse de donner la pièce).
Cela vaut :
- pour les personnages (je peux décider de raconter en une ligne que, quand il était enfant, le personnage ne s’entendait pas avec son père… ou bien décider de montrer, via un flash-back, une scène du personnage enfant se disputant violemment avec son père),
- l’univers du récit (je peux décider de raconter que mes dragons-molosses sont des créatures agressives aux mâchoires surpuissantes… ou bien décider de créer une scène où je vais les montrer à l’œuvre, détruisant le rempart d’un château à coups de dents),
- l’intrigue (je peux décider de raconter que la réunion du conseil dura deux heures et ne déboucha sur rien… ou bien décider de consacrer un chapitre entier à montrer mon personnage principal participant et argumentant lors de cette réunion).
Choisir de montrer quelque chose au lieu de le raconter n’est pas anodin, car cela signifie de « dépenser des mots » et de réclamer l’attention du lecteur le temps d’un paragraphe, d’une page ou d’un chapitre : si c’est pour un sujet important, ça vaudra le coup ; si c’est pour montrer quelque chose de peu important, cela donnera sans doute un moment de lecture sans intérêt, l’équivalent littéraire de « une réunion qui aurait pu être un email ».
Il n’existe pas de recette miracle pour choisir ce qui mérite d’être montré ou ce qui peut se permettre d’être raconté. À chaque auteur, en fonction de ses besoins, de se demander si tel élément vaut le coup qu’il crée une situation et une scène pour le montrer, ou si une ou deux phrases racontées suffiront. Raconter est facile et rapide. Montrer un élément rend ce dernier plus concret et implique davantage le lecteur… mais demande plus de travail et de temps (aussi bien d’écriture que de lecture). Quels sont les risques ?
- Une scène qui montre quelque chose de peu important va provoquer ce que la plupart des lecteurs appellent « des longueurs » ;
- Une scène qui raconte quelque chose d’important va créer des passages hâtifs, distants, trop résumés, et qui ne sembleront pas réels aux lecteurs.
En conclusion, si un éditeur conseille de montrer un élément d’une histoire au lieu de le raconter, il veut dire par là qu’il vaudrait mieux mettre en scène cet élément et l’exposer de façon plus concrète. Mais ça, c’est lorsqu’on parle d’éditer un contenu. Aux Etats-Unis, il y a d’ailleurs clairement la distinction entre deux métiers différents qui sont éditeur de contenu (= ce qu’il y a dans le livre) et éditeur de texte (= la façon dont c’est écrit). Et « montrer plutôt que raconter », ça n’a pas tout à fait le même sens si on parle d’éditer un texte.
En narration
La narration est la façon d’écrire, au sens formel du terme ; le choix des mots, la construction des phrases. Or, je parle très souvent de l’importance capitale que revêt le choix de la narration pour l’auteur, qui implique : le choix de la focalisation (interne ou externe au personnage), le choix du pronom (le plus souvent il/elle ou je) et le choix du temps (le plus souvent passé ou présent).
En particulier, le choix de la narration va favoriser un ton plutôt orienté vers le raconté ou plutôt orienté vers le montré, en fonction de la présence (ou de l’absence) d’un narrateur.
- Dans un texte à la 1ère personne au passé, un personnage nous raconte son histoire passée, et nous avons donc là « un narrateur qui nous raconte ». Dans un texte à la 3ème personne avec narrateur omniscient, une sorte de voix off nous raconte une histoire à la façon d’un conteur, donc là aussi nous avons « un narrateur qui nous raconte ». Ce sont deux narrations « à narrateur », plutôt dans le raconté par défaut.
- Dans un texte à la 3ème personne en focalisation interne, l’auteur essaie justement de faire croire au lecteur qu’il n’y a pas de narrateur : le lecteur est simplement présent dans la scène et la vit avec le personnage. C’est ce même effet qui est recherché dans un texte à la 1ère personne au présent : on place le lecteur dans la tête du personnage en direct, et – même si le personnage « parle » à la première personne –, c’est un peu comme s’il s’adressait à lui-même. Le lecteur est simplement présent pour voir ses pensées et actions. Ce sont deux narrations « sans narrateur », plutôt dans le montré par défaut.
Quel est le rapport avec le montrer/raconter ? Eh bien, il est justement dans la présence ou l’absence de narrateur.
- Dans un texte où il y a un narrateur (1ère personne au passé, 3ème personne avec narrateur omniscient), le narrateur peut montrer ou raconter selon les moments : il peut résumer quelque chose en une phrase ou passer tout un chapitre à nous le décrire en détails… mais c’est son choix à lui, un choix de conteur. Dans tous les cas, comme ce sont des narrations « orientées vers le raconté » par défaut, cela n’est pas gênant si le narrateur utilise régulièrement du raconté, car ce raconté apparaît logique dans ce contexte, et il est même attendu : quand on raconte sa journée à un proche le soir, ce dernier s’attend à ce qu’on raconte les éléments peu importants, et à ce qu’on montre les passages importants. Un personnage-narrateur ou un narrateur omniscient vont parfois « montrer » pour renforcer l’impact d’un événement, mais le plus souvent, ils vont raconter.
- Dans un texte sans narrateur (3ème personne en focalisation interne, 1ère personne au présent), le succès de la narration repose en majeure partie sur l’immersion, et celle-ci est directement proportionnelle au fait de montrer. D’ailleurs, c’est justement pour ce type de narration qu’existe l’adage « show don’t tell » : c’est quand un auteur écrit « sans narrateur » qu’il doit faire le maximum pour montrer au lieu de raconter, car le raconté laisse entendre qu’il y a un narrateur, ce qui casse l’illusion.
Je rappelle dans cet article comment s’y prendre concrètement pour gommer la distance narrative et l’effet de raconté avec ce type de narrations dénuée de narrateur.
Je rappelle dans cet article comment s’y prendre concrètement pour « montrer des sentiments ou des émotions », en particulier lorsqu’on fait usage de narration dénuée de narrateur.
En conclusion, si un éditeur dit que tel passage d’un texte est trop raconté et pas assez montré, il veut dire par là que le texte a trop de distance narrative, et il sous-entend que ce passage devrait être mieux (ou plus) focalisé.
Théorie illustrée
Ma petite distinction entre dramaturgie et narration implique qu’un auteur peut décider de montrer quelque chose d’un point de vue dramaturgique, sans pour autant réussir à l’écrire de façon montrée pour autant.
Exemple 1 : « Marc était ce genre de personne à avoir des oursins dans les poches. »
Cet exemple 1 est du pur raconté : ceci n’est qu’une idée non mise en scène, elle n’est pas montrée.
Exemple 2 : « Marc sortit dans la rue. Le jeune homme remarqua aussitôt un sans-logis assis au pied d’un mur, barbu et mal fagoté, avec un chapeau retourné posé à ses pieds. Alors, Marc fit mine de chercher de la monnaie dans sa poche, mais fit mine seulement. Il possédait bien quelques pièces, mais étouffa leur bruit de ses doigts – sans qu’il s’en rende compte, l’une d’elle tomba d’ailleurs dans la doublure de son pantalon par un petit trou. Un sourire crispé aux lèvres – le même que quand il prétendait enfant ne pas avoir de devoirs à faire –, Marc exhiba sa main vide au barbu. »
Cet exemple 2, d’un point de vue dramaturgique, est montré : il s’agit d’une situation imaginée par l’auteur pour mettre en scène le côté pingre de Marc. Mais d’un point de vue de la narration, nous avons là un style très raconté : c’est un narrateur omniscient, qui pose sur la scène un regard externe, et qui raconte même des choses dont le personnage n’a pas conscience.
Exemple 3 : « Marc sortit dans la rue. Le pavé était humide. Un barbu assis au pied d’un mur leva vers lui un regard morne. Autour de son maigre torse, l’homme serrait de ses bras les pans d’un manteau élimé. Un chapeau retourné reposait à ses pieds. Marc détourna aussitôt les yeux, mais c’était trop tard : il ne pouvait plus faire croire qu’il ne l’avait pas vu, n’est-ce pas ? Merde. Il plongea sa main dans sa poche, histoire de donner le change – il étouffa le cliquetis de quelques pièces du bout des doigts. Peuh ! Il n’avait vraiment pas grand-chose, en plus ; moins qu’il pensait. Il exhiba sa main vide au barbu en souriant, sans desserrer les lèvres. Désolé papy, j’ai rien. »
Cet exemple 3, d’un point de vue dramaturgique, est montré, comme la précédente scène. Mais le passage est rédigé avec une autre narration, en focalisation interne, ce qui donne un style bien plus montré : nous avons l’impression qu’il n’y a pas de narrateur. Personne ne nous « raconte » la scène de l’extérieur, nous la vivons intérieurement avec Marc, uniquement sur la base de ses perceptions et de ses pensées.
Soyons très clairs : aucun de ces exemples n’est intrinsèquement « meilleur » que les autres. Tous pourraient trouver leur place et fonctionner dans un roman, selon l’objectif et les priorités de l’auteur. La seule « erreur » que l’on peut faire en narration est de penser en toute bonne foi qu’on est en train de montrer, alors qu’on raconte. C’est ce qui arrive souvent à certains auteurs qui croient montrer alors qu’ils écrivent comme dans l’exemple 2, avec énormément de distance narrative, en utilisant en réalité un style raconté.
En écriture, le terme de « montrer » (en opposition à « raconter ») dépend de quoi on parle. En dramaturgie, montrer un élément signifie pour l’auteur « le mettre en scène » afin que le lecteur puisse voir l’élément par lui-même. En narration, montrer un élément se réfère plutôt au caractère concret dudit élément, qui semble bien plus tangible et réel si le texte use d’une focalisation interne stricte, tandis que tous les éléments qui trahissent la présence d’un narrateur donnent un effet distant de raconté.
Raconter n’est pas un drame quand on utilise une narration « à narrateur » – c’est même un effet voulu par l’auteur et attendu par le lecteur. En revanche, c’est un véritable problème quand un auteur cherche à donner l’illusion qu’il n’y a pas de narrateur. C’est dans ce cas-là – quand l’immersion est l’objectif principal – que l’adage prend tout son sens : show, don’t tell.
M’enfin, ce n’est que mon avis…

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Merci, je pensais avoir tout compris sur le « show, don’t tell » et en fait c’est encore plus complexe et donc plus interessant que je pensais 😉
J’aimeAimé par 1 personne
Ah mais oui, c’est un sujet super intéressant. Mais souvent on s’y perd un peu, car les gens qui en parlent mélangent souvent les deux facettes (l’aspect dramaturgie, et l’aspect narration, càd le « wordcraft »). Or, à mon sens, c’est l’aspect narration qui est le plus fondamental à saisir, en particulier quand on souhaite écrire avec des focalisations internes (3ème personne focalisée, ou 1ère personne au présent). Réussir l’immersion nécessaire à ces narrations passe par une compréhension de ce que signifie « montrer » (en opposition à « raconter »).
Bonne écriture !
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Ma formation scientifique s’insurge ! 😱
On a deux oppositions dramaturgie/narration et raconté/montré. Donc d’un pur point de vue mathématique, la combinatoire permet 4 combinaisons (raconté/raconté, raconté/montré, montré/raconté et montré/montré), or ton article ne fournit que 3 exemples et laisse de côté le raconté (dramaturgiquement) / montré (narrativement), ce qui laisse indéniablement un sentiment d’inachevé, de démonstration bancale.
Il faut exemplifier aussi le raconté/montré pour être exhaustif. 😉
(Quitte, si la combinaison te semble impossible, à simplement la mentionner comme telle, mais au moins histoire de montrer que tu ne l’as pas passée à la trappe.) 😇
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